

Comment retrouver du sens et de
la sérénité dans un monde en changement
Lucie Bilat, Cabinet ergoTERREapie, Groupe ergo-éco and Autrepratique
Le réveil sonne. J’ouvre les yeux avec difficulté. L’insomnie a été forte. Toute la nuit, j’ai revu les images d’hier matin dans ma tête. La grêle qui s’abat sur les cultures. Qui déchire les plantons, les uns après les autres. Comment dormir quand on sait que notre nourriture peut disparaître sous nos yeux, si facilement et rapidement ? Comment avoir l’esprit tranquille quand on pense à tous ces insectes, si importants dans le cycle de la vie et donc si importants pour subvenir aux besoins de notre vie, à la merci de ces boules de glace tombant dru ? Je grimace. Pourtant, dans l’après-midi déjà, des plantons sont arrivés, donnés par d’autres communes. Nous pourrons reconstruire. Nous n’allons pas manquer de nourriture, l’abondance est là, parce que l’entraide y est.
Cela ne change rien aux émotions fortes qui m’habitent. Ces émotions… J’ai appris à les accepter, à les accueillir. Elles sont les gardiennes de mon lien au monde, de ce qui me relie au vivant.
À l’époque on parlait d’éco-anxiété, voire d’éco-émotions ou éco-lucidité, pour parler des émotions liées au fait d’anticiper ce qui se produira. C’est ce que mon ergothérapeute m’a raconté. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus pertinent… Car tout cela n’est plus de l’anticipation, mais du présent. Nous vivons au quotidien les dommages créés en ce monde par les générations passées, plus précisément les « puissants » des
générations passées.
Solastalgie, le fait de souffrir de ce qui se dégrade, de ce qui disparaît… Non pas « le mal du pays que l’on quitte », mais « le mal du pays qui nous quitte ». Notre maison, au sens large de la planète Terre, nos repères, qui s’abîment sous nos yeux. Cela aussi ne me parle plus… Les repères, cela fait longtemps que
l’on n’en a plus. Les choses changent tellement vite… Grêle, inondations, températures record,
pandémies, famines.
Et, en même temps, nous faisons nous-mêmes évoluer certains de nos repères, positivement. Aujourd’hui, les sociétés et les communautés changent sans cesse. Elles évoluent pour répondre aux défis en cours et à venir, mais aussi pour être plus équilibrées, plus inclusives. Pour une meilleure justice occupationnelle intergénérationnelle et interespèce, comme dirait Camille, mon ergo. Ces changements sont beaucoup portés par les assemblées citoyennes (en Suisse, on les appelle Chambres Citoyennes). Elles ont amené tellement, en si peu de temps. Il y a quelques années, le système de santé a été complètement repensé. De nos jours, il est principalement axé sur la prévention. Et, finalement, cela n’a pas été si compliqué à mettre en place, puisque, quelques mois auparavant, le revenu universel a été instauré : plein de professionnel.les de la santé avaient déjà amorcé ce changement, puisque leurs besoins financiers étaient assurés. L’instauration de ce revenu n’a d’ailleurs pas que modifié le domaine de la santé : il a drastiquement métamorphosé les occupations des personnes. Soudainement, elles ont pu se centrer sur ce qui avait vraiment du sens pour elles et cela s’est souvent résumé à prendre soin de ses proches et de la communauté. Cela a amené des évolutions radicales des profils occupationnels : les personnes travaillent moins et créent des projets de quartier, aussi variés que la population l’est. Par exemple, dans ma communauté, il y a eu la mise en place d’une fête mensuelle pour les nouvelleaux, spécialement axée sur les personnes migrantes, avec un système de parrainage-marrainage, la création d’un four à bois pour cuire notre pain en commun deux fois par semaine, un local de prêt d’objets (ce qui a désencombré beaucoup d’appartements), les repas partagés, préparés par un tournus de personnes, ainsi que les soirées contes. Désormais les quartiers ressemblent plus à des villages ou à des grandes familles. Les enfants sont gardés parmi et, la plupart du temps (ainsi que par tous les temps), ils jouent dans la rue ou en forêt ; les personnes âgées restent plus longtemps à domicile, soutenues par le voisinage, qui complète bien les soins à domicile et les soulage. Quelque part, on peut dire que la famille nucléaire a implosé. Les familles élargies se rassemblent souvent géographiquement, afin de passer plus de temps avec les gens qui leur sont chers (bizarrement, cela vide les villas, au profit des immeubles, ce qui laisse de la place à des micro-fermes). Chacun.ex joue un rôle afin de prendre soin de la communauté et, bien souvent, cela semble dégager beaucoup de joie. Ainsi, nous nous sommes rapprochés de fonctionnements traditionnels ou de peuples plus connectés au vivant. J’ai appris il y a peu que la pyramide de Maslow a été inspirée d’un fonctionnement sociétal similaire (la communauté répondait, en commun et par l’entraide, aux besoins des individus qui la composent), mais a été adaptée un fonctionnement individuel. Je suis heureux que l’on soit retourné à son inspiration de base…
Évidemment, nous continuons à travailler, mais les emplois ont beaucoup évolué. Moins d’heures par semaine et des professions liées au prendre soin des autres et du vivant, ou qui répondent à nos besoins de base. Personnellement, je travaille quatre jours par semaine dans des jardins collectifs en permaculture, proches de la ville. J’y vais en bus (gratuits, plus fréquents et avec une meilleure répartition géographique) ou en vélo. Les voitures sont moins nombreuses et, sauf exception (pour les personnes à mobilité réduite par exemple), elles sont communes. Résultats d’une assemblée citoyenne cantonale.
Camille m’a raconté que tous ces changements ont demandé beaucoup d’adaptations et de résilience aux ergothérapeutes : iels ont dû revoir leurs théories et leurs modèles. Par exemple, l’environnement est devenu une toile de fond de toutes les occupations. Il est devenu bien plus qu’un simple variant de la participation, comme le sont la personne et l’occupation. La participation ne concerne plus seulement les autres humain.exs, mais aussi soi-même et le reste du vivant. Les rôles sociaux ont été réexpliqués et, de nos jours, l’indépendance et l’autonomie ne sont plus centrales. Iels visent désormais l’interdépendance : trouver sa juste place et son rôle au milieu de tous ces systèmes du vivant qui travaillent en synergie. Iels ont intégré les rites de passages dans leurs modèles, car ces rites ont repris une place prépondérante dans la vie des personnes et des communautés.
Ainsi, les ergothérapeutes ont pris des places plus communautaires. Par exemple, une ergothérapeute de notre ville en damiers travaille dans les services communaux et a pu mettre en place un système de zones piétonnes novateur pour la vie de quartiers : une rue sur deux est piétonne et agrémentée, selon les demandes des habitant.exs, de places de jeux, de tables de pique-nique, d’arbres, de bacs de jardinage et de terrains de pétanque. Ainsi, les appartements étant quasiment tous traversant, les parents sont plus tranquilles à laisser jouer les enfants dehors, les guettant par la fenêtre ; les habitant.exs se sont largement mis au vélo, car la sécurité en a été augmentée ; les voisin.exs ont fait connaissance et organisé des événements de quartier et d’entraide.



Je respire profondément, encore pris par l’anxiété. Ce matin je suis seul. Cette fois, c’est ma compagne qui est allée dormir en bivouac avec mon fils et sa classe. Les proches sont invité.exs à partager et aussi à préparer des moments d’apprentissage dans les écoles publiques. Les personnes âgées sont particulièrement sollicitées pour leur savoir. Les ergothérapeutes participent à la préparation des programmes scolaires,
qui se passent beaucoup en extérieur, notamment en forêt, et par développement de projets selon les envies des enfants.
Les respirations ne suffisent pas. J’en appelle à mon capitaine, l’un de mes personnages intérieurs. Auparavant, c’est lui qui me sermonnait (« Tu as encore mangé de la viande ? Tu sais pourtant que c’est mauvais ! » ; « Ton appartement est encombré d’objets »), mais, grâce au travail de groupe en ergothérapie, j’ai pu lui proposer un autre rôle et, aujourd’hui, c’est lui qui prend soin de moi quand je suis angoissé, grâce à son esprit volontaire et carré. Je me laisse guider : il se lève et commence les tâches ménagères. Les allers-retours du balais et de la serpillère m’hypnotisent presque et me détendent. Mon esprit se vide. Les groupes auxquels je participe m’apportent beaucoup. Chacun.ex y découvre ce qui le.la lie au vivant et ce que ces liens lui apportent de confiance et de résilience. Dans le partage d’histoires, on s’identifie les un.exs aux autres. Certain.exs ont découvert des personnages intérieurs fascinants qui m’ont permis de pister les miens et il est bluffant de voir comment rappeler certains de ces personnages dans des moments clés de notre quotidien facilite notre fonctionnement et nos interactions sociales. Ces groupes, issus d’approches d’ergothérapie mêlés au modèle des 8Shields et de WildMind (Bill Plotkin), m’apportent énormément. Il y a 25 ans, en 2023, j’ai vécu de plein fouet la tempête qui s’est abattue sur la Chaux-de-Fonds. J’étais dehors, sans possibilité de m’abriter, lorsque les tuiles ont dansé autour de moi, lorsque les arbres ont été déracinés et décapités. J’ai brutalement pris conscience de ma petitesse en ce monde, de ma finitude aussi. Ce moment a été une révélation, comme pour beaucoup d’autres personnes, de l’état du vivant et de notre place dans cet immense écosystème qu’est la planète. Cela a été les prémices du changement sociétal, dans notre ville en tout cas, bien que cet événement reste aussi marqué d’un certain stress post-traumatique.
Je soupire, heureux.sex que tous ces changements aient eu lieu. Je me sens beaucoup plus connecté.ex à l’instant présent ! Aujourd’hui est le jour de la semaine où je prends soin de moi. Ça a été la routine la plus difficile à mettre en place et je sais que je ne suis pas le.la seul.exs à l’avoir vécu ainsi. Prendre soin des autres et du vivant est devenu comme une évidence avec les dérèglements que notre environnement subit. Prendre soin de soi a demandé un effort en plus, mais, à force de persévérance, ça commence à venir.
Je suis content.ex de vivre dans cette période qui a été marquée de tant de changements. Vivre cela de l’intérieur est d’une grande richesse !
Références
Plokin, B. (2013). Wild mind: A field guide to the human psyche. Novato, CA: New World Library.
Teju Ravilochan, T. (2021). Could the Blackfoot Wisdom that Inspired Maslow Guide Us Now? Article de blog. Consulté le 04.09.2024. https://gatherfor.medium.com/maslow-got-it-wrong-ae45d6217a8c
Young, J., McGown, E. & Haas, E. (2010). Coyote’s Guide to Connecting with Nature. Owlink Media
Bilat L (2023) L’ergothérapie et son évolution vers la transition écologique et sociale, Le Monde de l’ergothérapie n°55