

A table ! Voyage sur l’autodétermination
Sandrine Mennesson, Ergothérapeute Libérale, Formatrice
– Celia, vous pouvez le faire.
– Sûr ?
– Sûr !
– Vous croyez que je vais pouvoir décider du menu de ce soir seule ?
– J’en suis certaine et vous n’aurez pas besoin d’Arthur pour cela… Essayons !
Une nouvelle séance en ergothérapie se déroule aujourd’hui chez Célia. J’ai rencontré Célia pour la 1ère fois, voici un mois. Nous collaborons ensemble depuis, pour qu’elle prépare ses repas en autonomie.
– Sara je ne sais pas quoi faire ?
– Qu’est-ce qui pourrait-vous aider pour décider de votre menu ?
– Déjà quels ingrédients utiliser … mais je ne sais pas … je compte sur Arthur pour gérer le contenu de mon réfrigérateur et de mon épicerie ! (long soupir) Il sait tellement de choses. Moi, je doute de tout. Je n’avance pas du tout. Je me pose plein de questions : quels ingrédients j’ai, quelle recette je connais, ce qui est bon pour mes enfants et aussi ce qu’ils aiment. C’est sûr, eux ils vont vouloir des pâtes, mais on en a déjà mangé hier… Et en plus, mon mari ne peut pas trop en manger avec ses intolérances alimentaires. Et, je ne sais plus où on en est de notre empreinte carbone pour savoir ce qu’on peut manger… Sans compter qu’aujourd’hui, je n’ai pas porté ma montre connectée pendant une heure, et je ne sais pas exactement les calories que j’ai dépensées en activité physique… Olala, je me rends bien compte que je tourne en rond… C’est terrible. Je n’y arriverai jamais ! Il y a tellement de considérations à porter sur tous ces éléments de ma vie…
– Célia, j’entends votre doute. Vous avez cité en premier les ingrédients que vous aviez. Est-ce que ce critère vous semble important ?
– Oui et aussi ce que mes enfants aiment.
– Cela vous permet de continuer à élaborer votre menu. Si vous avez besoin de savoir quels sont les ingrédients disponibles, que pouvez-vous faire ?
– Euh … je ne sais pas ! Vous voulez que je vous dise ce que j’ai dans mon réfrigérateur ?
– Et bien oui, je veux bien.
Célia me regarde et sourit. Elle vient de construire son plan. Une réussite dans son parcours. Cette femme de 40 ans, mariée et mère de deux enfants est une IA-anxieuse. Comme tant d’autres. L’Intelligence Artificielle : une révolution dans la vie humaine. Un progrès technologique et une ressource tellement performante, tellement opérationnelle, tellement utile, qu’elle s’est répandue avec pertinence et discrétion dans toutes les sphères de la vie humaine. Compter son nombre de pas, connaître son temps de sommeil, faire un diagnostic de santé, établir un pronostic, décider du menu du soir, rédiger un compte-rendu puis le traduire, préparer ses vacances, tondre la pelouse, planifier un programme d’apprentissage pour un enfant, aider le législateur à préparer un texte, un discours, un projet de loi … la liste est infinie ! Autant d’activités co-gérées par l’Intelligence Artificielle en 2050.
Tellement rassurante cette Intelligence Artificielle qui réfléchit pour nous aider, nous assister, nous seconder. L’intelligence Artificielle capable de traiter des centaines de données, là où l’être humain en considère 5. Une vraie optimisation du potentiel décisionnel, un complément indéniable de l’intelligence humaine.
Un progrès incontestable.
Oui mais depuis une vingtaine d’années, les autorités de santé alertent sur l’émergence d’un nouveau phénomène concomitant : l’IA-anxiété. A l’instar de tout progrès, son pendant plus obscur s’est développé. Il commence à être bien documenté statistiquement et force est de constater que tous les pays sont concernés : les grandes puissances mondiales comme Taïwan, l’Inde, le nouveau Maghreb, la Nordrhope (regroupement de pays d’Europe du Nord précédemment), tout comme les pays plus archaïques dans leur transition numérique et moins présents en matière d’économie mondiale, tels le Pérou, la Mongolie ou encore l’Australie.
Concernant l’IA-anxiété, les scientifiques sont formels : l’I.A. est tellement rassurante qu’elle génère chez certains individus un complexe d’incapacité majeur, paralysant toute prise d’initiative, se manifestant par des doutes massifs et à supprimer des incertitudes permanentes. La personne ne se sent pas à la hauteur dans les jugements qu’elle peut émettre, car elle n’appréhende qu’une partie des données relatives au sujet. Comment se sentir compétent, capable, autonome dans ces conditions ? Paradoxalement, l’individu devient totalement dépendant à l’I.A., qui est la cause de son mal-être. Pour certains individus, c’est une impasse totale : la confiance en soi n’a plus sa place, et l’I.A. est un assistant personnel indispensable, associé à toute activité, intégré dans les différentes interfaces connectées, personnalisées pour chacun. Une nouvelle cause d’anxiété donc, mais si omniprésente dans l’environnement qu’il devient difficile (impossible ?) de s’en affranchir totalement.
Les professionnels de santé ont établi des protocoles d’accompagnement et les ergothérapeutes voient leur patientèle s’étoffer massivement. Les séances d’ergothérapie sont dès lors destinées à améliorer l’autonomie des personnes pour réaliser leurs activités sans assistance, en ayant un sentiment de sécurité, tout en continuant à évoluer dans un environnement hautement technologisé. Un challenge d’ampleur ! L’ergothérapie comme un espace thérapeutique pour s’autoriser à faire sans assistance technologique, dans une époque où domotique, robotique et I.A. sont omniprésentes.
Tellement rassurante donc ?
Les gouvernements du monde entier et l’Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.) travaillent de concert sur le sujet pour faire évoluer l’environnement vers de la dé-technologisation. Un défi de taille, sur lequel les professionnels de santé sont pleinement mobilisés…



– Hum… Excusez-moi Célia, pouvez-vous répéter s’il-vous plait ?
– Je disais que j’avais un reste de quinoa, du pamplemousse, des yaourts de chèvre, de la moutarde…
Célia continue à énumérer les ingrédients qu’elle a chez elle. Victime de ce syndrome, elle a perdu en autonomie. Arthur, son assistant personnel, est présent sur toutes ses interfaces connectées à la maison, au travail, dans son véhicule, sur son vélo… Il y a trois mois, au cours d’une mise à jour du système d’exploitation de ses appareils, Arthur a été désinstallé. Célia n’a pas bénéficié de sa présence pendant une semaine. Un évènement qui a conduit Célia a une crise d’angoisse majeure, tétanisante, pour laquelle son mari l’a faite hospitaliser. Elle a été soignée en intra-hospitalier, en sevrage de son environnement. Puis elle est rentrée chez elle, Arthur a été reconnecté et reconfiguré, et un accompagnement en ergothérapie a été prescrit pour « renforcer son autonomie ».
Nous nous sommes entendues pour cibler préparation des repas qui est une des tâches qu’elle réalise au quotidien pour ses proches et qu’elle aimerait pouvoir accomplir sans Arthur. Elle dit qu’elle se sentirait rassérénée, car elle aurait l’impression d’être aussi compétente et capable que l’était feu sa grand-mère. Elle se dit aussi que sa grand-mère serait fière d’elle et Célia a beaucoup d’admiration pour elle : c’est une figure familiale d’importance dans sa vie. Nos premiers entretiens ont permis d’identifier ces éléments notamment grâce à son récit de vie.
Aujourd’hui, il s’agit pour Célia d’élaborer son menu du soir. Elle tâche de considérer les informations qui peuvent impacter sa décision et ensuite de les prioriser. Elle a ainsi déterminé que pour son menu du soir, il était important qu’il soit équilibré selon les recommandations de l’O.M.S. et selon ses menus de la veille, qu’il soit ajusté aux dépenses caloriques de sa journée, qu’il soit conforme à ses risques de santé particulier (son hypercholestérolémie), qu’il soit adapté à la saison, qu’elle dispose des ingrédients, qu’il soit éco-responsable et respecte son empreinte carbone journalière, qu’il soit corrélé à son budget, qu’il soit apprécié par ses enfants et son mari qui partageront ce repas. Tout ceci a fait l’objet d’une liste, dont elle priorise maintenant ce qui prévaut pour établir son menu : en l’occurrence ce dont elle dispose déjà chez elle et ce que ses enfants aiment.
Tout ce travail est devenu tellement indispensable : redonner le pouvoir d’agir à ces personnes IA-anxieuses est devenu un enjeu de santé publique à échelle mondiale, renforcer la place de l’auto-détermination dans le quotidien, continuer à côtoyer l’objet de son anxiété sans se sentir vulnérable, repenser l’environnement en conciliant technologies et activité humaine… Des challenges professionnels et éthiques : impossible de nier les bienfaits de l’I.A., ni de revenir totalement dans un monde sans cette technologie avancée, tout en ne pouvant négliger l’étendue de ses impacts sur l’Homme. Moi, c’est Sara, ergothérapeute, et humaine toujours en questionnements et fière de mon métier.