T R A N S H U M A N C E

Sagal Saïd-Gagné

26 juin 2748. Dans 6 heures, Pixel, qui aurait eu 13 ans le mois prochain, s’éteindra. Une notification reçue via sa lentille de contact intelligente lui a annoncé la semaine dernière que le logiciel d’intelligence artificielle Astraware la considérait admissible à l’aide médicale à mourir. Il y a 2 ans, son diagnostic de dépression réfractaire a été posé face à l’échec de nombreux traitements de médecine personnalisée, incluant des agencements microbio-pharmacologiques et biogénétiques de pointe pour lesquels ses parents ont accumulé plus de 675 000 $ de dettes. Pixel a même eu l’opportunité de participer à des essais cliniques randomisés lui donnant accès aux molécules les plus récemment lancées sur le marché. De même, plusieurs interventions expérimentales et non pharmacologiques décrites comme « evidence-based », ayant été tentés dans les meilleures cliniques privées du pays, se sont avérées tout aussi infructueuses. En vain, Pixel a tout essayé les recommandations quotidiennes fournies par les robots Neomed, soit : 3h de marche en nature divisible en 4 périodes, 30 minutes d’exposition à la lumiothérapie, 20 minutes de méditation, le régime soluté le plus nutritif sur le marché, 1 séance de masturbation en réalité virtuelle, la lecture automatisée de livres de self help téléchargés directement sur son Braintech, et ainsi de suite.

Seules les conversations avec sa voisine, Lux, avaient le pouvoir d’apaiser un peu sa détresse. Ex-ergothérapeute, Lux avait été mise à pied à l’âge de 40 ans lorsque les réformes néolibérales tardives de santé avaient remplacé l’entièreté du personnel des hôpitaux par des Neomed, de nouveaux robots universels, combinant l’ensemble des professions de la santé. Toute jeune, Pixel était fascinée par Lux et ses habitudes de vie qui sortait de l’ordinaire, notamment le fait qu’elle soit la seule personne de son quartier à se rendre à l’épicerie à pied et à avoir choisi de ne pas retourner sur le marché de l’emploi après sa mise à pied.  Des rumeurs sur les activités futiles auxquelles Lux occupait son temps circulaient dans le quartier. Lux était également la seule personne que Pixel connaissait qui s’était aventurée hors du dôme dans le cadre d’une mission humanitaire pour le travail, une pratique que son ordre professionnel avait vivement condamnée et pour laquelle elle avait subi des représailles. La majorité du temps passé ensemble, Lux s’amusait à lui décrire la vie au dehors, les différences dans la végétation, les gens, les accoutrements, etc. Ces moments passés avec Lux offrait à Pixel une relation nouvelle au temps, une douce errance où iel se laissait bercer par les plaisirs de l’imagination. 

Pixel avait déménagé sous un nouveau dôme l’an dernier, un quartier appartenant à la compagnie d’oxygène CostO2, qui détenait soi-disant la meilleure qualité d’air au pays pour ceux pouvant en assumer les coûts. C’est ainsi que Pixel fit ses adieux à Lux. Bien que son état se soit détérioré depuis cette rupture, son désir de sortir hors du dôme s’était maintenu et imposé comme sa dernière volonté avant de mourir. Considérant que sortir du dôme comportait un risque considérable en raison de la toxicité de l’air qui atteignait ces jours-ci une concentration de particules fines (PM2,5) de 900 μg/m3; on l’avait averti maintes fois du danger de se retrouver sans connexion 8G, sans haute surveillance ni oxygène portative, seule parmi les sans-abris et les sans-papiers. Mais après avoir insisté, Pixel reçut enfin une autorisation du comité d’éthique Astraware qui lui accordait une sortie d’une durée de 2h, le matin même de son décès. À vrai dire, la seule chose qui embêtait Pixel, c’était de traverser la douane, qui disait-on, prenait des heures à franchir en raison du contrôle d’identité scrupuleux. 

Pour sa dernière journée, Pixel avait insisté pour que son père se libère en présentiel, lui qui avait d’abord songé à joindre sa cérémonie de fin de vie virtuellement en raison d’une conférence importante qu’il donnait. Par ailleurs, sa famille se consolait à l’idée que la compagnie Beyondlife soit en mesure de produire un organoïde cérébral à partir de neurones prélevés chez Pixel, de sorte qu’iel puissent continuer à jouer avec ses frères et sœurs via réalité virtuelle. La compagnie offrait même d’assumer les coûts des obsèques qui s’élevaient à 40 000$ pour la version numérique, ainsi que l’expédition du corps et de l’avatar. Cela demeurait deux fois moins cher que ce qu’il en coûterait pour exhumer le corps et l’enterrer sous terre, sachant que le coût d’un lopin de terre suffisant pour un humain de 6 pieds équivalait à 80 000$. Il était également convenu que les parents de Pixel reçoivent une somme de 20 000$ par la Société de Recherche pour l’Immortalité (SRI) pour la vente des organes de Pixel, programme grâce auquel ils avaient pu respectivement atteindre l’âge de 237 ans et 254 ans.

Dès que Pixel se trouva hors du dôme, iel fut envahie d’un sentiment de liberté. Ses sens s’éveillèrent doucement au contact de nouvelles odeurs et de l’humidité de l’air. Presque aussitôt, iel sentit un inconfort respiratoire dû à la pollution et se demanda avec une pointe d’ironie si cette gêne ne la faisait pas se sentir plus vivante.

Sur son chemin, Pixel croisa deux individus qui lui adressèrent un sourire chaleureux. Ceux-ci étaient probablement surpris de croiser Pixel qui détonnait avec son Secondskin suit. Ce contact prolongea son sentiment d’étrangeté, Pixel réalisa alors qu’iel n’avait pas plongé son regard dans celui d’autrui depuis l’arrivée des lentilles intelligentes, en raison du filtre lumineux qu’elles induisent. Pixel fut troublée qu’une rencontre si brève ait pu être aussi pénétrante.  

En tournant au coin de rue suivant, Pixel découvrit un parc dont Lux lui avait souvent parlé comme étant son parc préféré. Celui-ci était à peine identifiable par rapport aux descriptions que lui avait fournies Lux, en raison de la végétation qui avait commencé à recouvrir l’ensemble du lieu. Seul l’arbre, dressé au milieu du paysage désordonné, fut identifiable avec certitude en raison de la caractéristique de ses feuilles que lui avait décrit Lux. Une envie soudaine d’y grimper s’empara d’iel, ce qu’iel exécuta avec la même impulsivité et une agilité qui la déconcerta. Une fois arrivée en haut, une vue splendide s’ouvrit sur la ville. On pouvait apercevoir au loin un groupe de personnes s’agiter en cercle, Pixel s’amusa à les imaginer danser. Avec le niveau de pollution élevé, les couleurs éclatantes du soleil couchant lui procurèrent un état de vertige. Encore une fois, Pixel ne pouvait dire à quand remontait le dernier coucher de soleil qu’iel avait pu observer.

Après plusieurs heures passées à vagabonder, Pixel réalisa avec effroi que son bracelet d’identité ne se trouvait plus à son poignet. Sans doute avait-t-il glissé pendant qu’iel grimpait à l’arbre. Par le temps où iel tenta de le retrouver, l’heure du couvre-feu était dépassée. Désormais sans papiers, impossible qu’on l’autorise à retourner immédiatement dans le dôme, iel allait devoir attendre dans la chambre de décompression d’air le temps de se procurer de nouvelles pièces d’identités.  La date de sa mort serait reportée. Pixel songea un bref instant à la frustration que cela déclencherait chez son père lorsqu’il découvrirait qu’il avait pris congé pour rien. Après quoi Pixel se ravisa. Le simple fait de ne pas savoir exactement à quoi ressemblerait sa journée de demain lui procurait à nouveau une étrange sensation de liberté, éveillant une mince lueur d’espoir, aussi mince que la luminosité qui persistait dans le ciel. 

Je tiens à remercier Pier-Luc Turcotte et Lalou avec qui les échanges critiques, créatifs, réflexifs et existentiels suscités par la pratique du soin me permettent d’affronter les défis liés à l’exercice au sein de l’institution de santé.